Moralité et culture : une relation étroite

La moralité et la culture partagent un lien étroit. Les principes moraux et éthiques fournissent des lignes directrices pour les comportements humains, définissant ce qui est approprié ou non. Ces lignes directrices sont des produits d’une culture et d’une société spécifiques, transmises de génération en génération. La moralité est ainsi fortement influencée par la culture sous-jacente, subjective et implicite dans laquelle elle est ancrée. Elle constitue également la base des lois, qui sont des directives formalisées sur les comportements appropriés et inappropriés. De cette manière, la culture façonne également les lois d’une société. Pour ces raisons et bien d’autres, la moralité occupe une place centrale dans notre compréhension des cultures et des variations culturelles.

Qu’est-ce qui est moral ?

Avant d’explorer le développement du raisonnement moral, posons une question fondamentale : qu’est-ce qui est considéré comme moral ? Qu’est-ce qui est jugé juste ou injuste ? Les enfants font-ils la distinction entre ce qui est moral et ce qui ne l’est pas ?

Pour répondre, Turiel et ses collègues ont mené des études où ils ont posé des questions telles que :

  • « Est-il acceptable de porter un pyjama à l’école ? »
  • « Est-il acceptable d’appeler le grand-père de quelqu’un par son prénom ? »
  • « Est-il acceptable de pousser son petit frère d’une balançoire ? »

D’après les réponses des enfants, Turiel et ses collègues (Nucci & Turiel, 1978 ; Turiel, 1983 ; Turiel, Killen, & Helwig, 1987) ont identifié trois types de règles que des enfants dès l’âge de trois ans sont capables de différencier :

  1. Les règles morales, applicables à tous, immuables, et fondées sur des valeurs comme la sécurité et le bien-être de tous les êtres humains.
  2. Les règles conventionnelles, propres à certains groupes, modifiables, et basées sur des normes acceptées collectivement.
  3. Les règles personnelles, applicables aux individus, changeables, et basées sur les préférences personnelles.

Des études interculturelles montrent que les enfants du monde entier distinguent bien les enjeux moraux des autres types d’enjeux. Par exemple, frapper un enfant innocent ou voler est généralement jugé immoral partout. Cependant, des différences culturelles existent :

  • En Inde, des enfants hindous jugent immoral pour une veuve de manger du poisson ou de porter des bijoux voyants après le décès de son mari (Shweder, Mahapatra, & Miller, 1987).
  • En Corée, ne pas céder sa place à une personne âgée dans un bus est perçu comme immoral (Song, Smetana, & Kim, 1987).

En revanche, ces comportements ne seraient probablement pas considérés comme des transgressions morales aux États-Unis. Ces observations illustrent, comme dans presque tous les domaines du développement, l’existence de similitudes et de différences culturelles quant à ce qui est jugé moral.

Comment les conceptions de la moralité évoluent-elles chez les enfants ?

Pour répondre, nous nous tournons vers les travaux de Lawrence Kohlberg.

La théorie de Kohlberg sur la moralité

Nos connaissances sur le développement des compétences en raisonnement moral, notamment aux États-Unis, ont été largement influencées par les travaux de Lawrence Kohlberg. Sa théorie du raisonnement et du jugement moral s’appuie en grande partie sur le modèle de développement cognitif de Piaget. Inspiré par l’idée de Piaget selon laquelle le développement cognitif suit une séquence prévisible et invariante, Kohlberg s’est demandé si cela s’appliquait aussi au développement moral.

Pour le vérifier, il a présenté à ses participants des dilemmes hypothétiques, en leur demandant de donner leur avis et, surtout, d’expliquer leur raisonnement. Le dilemme le plus célèbre de Kohlberg est l’histoire de Heinz :

Une femme souffre d’un cancer rare et proche de la mort. Un médicament, découvert récemment par un pharmacien local, pourrait peut-être la sauver. Ce médicament coûte cher à produire, mais le pharmacien demande dix fois son prix de revient : il l’a produit pour 200 $, mais le vend à 2 000 $ pour une petite dose. Le mari de la femme, Heinz, tente d’emprunter de l’argent auprès de tous ses proches, mais ne réussit à réunir que la moitié de la somme. Il demande alors au pharmacien de baisser le prix ou de le laisser payer plus tard. Celui-ci refuse : « J’ai découvert ce médicament, et je veux en tirer profit. » Désespéré, Heinz s’introduit dans la boutique du pharmacien pour voler le médicament.

Heinz a-t-il eu raison de voler le médicament pour sauver sa femme ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

En s’appuyant sur les réponses à ces dilemmes, Kohlberg a élaboré une théorie en étapes du développement moral.

Les trois stades du développement moral selon Kohlberg

Kohlberg (1976, 1984) a proposé trois stades généraux de développement des compétences en raisonnement moral (chacun subdivisé en deux sous-stades, pour un total de six).

  1. La moralité préconventionnelle
    Ce stade implique une conformité aux règles pour éviter les punitions ou obtenir des récompenses. Une personne à ce stade jugerait le vol immoral parce que le voleur pourrait être attrapé et puni. L’accent est mis sur les conséquences directes (punition ou récompense) de l’action.

  2. La moralité conventionnelle
    Ce stade implique une conformité aux règles définies par l’approbation d’autrui ou par les lois de la société. Une personne à ce stade considérerait le vol comme mauvais parce qu’il enfreint la loi et que la société, en général, le désapprouve.

La moralité postconventionnelle et son développement interculturel

La moralité postconventionnelle repose sur un raisonnement moral fondé sur des principes individuels et la conscience personnelle. Une personne à ce stade de moralité jugerait un acte comme le vol en fonction des besoins de la société ou de la communauté, ou de ses propres croyances et valeurs morales personnelles, lesquelles surpassent les normes sociales ou communautaires perçues.

Études interculturelles sur le raisonnement moral

L’universalité ou la spécificité culturelle des principes et raisonnements moraux a longtemps suscité l’intérêt des anthropologues et des psychologues. De nombreuses ethnographies anthropologiques ont examiné les principes moraux et les domaines de différentes cultures (voir les revues de Shweder et al., 1987 ; Shweder et al., 2006). Ces travaux ont souvent complété, voire remis en question, les conceptions traditionnelles nord-américaines de la moralité, et ce, à juste titre.

Des études interculturelles ont suggéré que certains aspects de la théorie de Kohlberg sur la moralité sont cohérents à travers diverses cultures. Snarey (1985) a passé en revue 45 études menées dans 27 pays et conclu que les deux premiers stades de Kohlberg étaient universels. De même, Gibbs et ses collègues (2007), à partir de 75 études dans 23 pays, ont corroboré cette conclusion.

Cependant, des recherches ont soulevé des doutes quant à l’applicabilité universelle du stade le plus élevé de Kohlberg, la moralité postconventionnelle. Kohlberg considérait que le raisonnement moral fondé sur des principes individuels et la conscience personnelle, indépendamment des lois ou coutumes culturelles, représentait le sommet du développement moral. Cette perspective reflète la pensée philosophique occidentale et le contexte culturel dans lequel il a élaboré sa théorie, principalement auprès d’hommes américains du Midwest des années 1950-1960.

Si ces notions démocratiques d’individualisme et de conscience personnelle convenaient à ses échantillons d’alors, elles ne reflètent pas nécessairement des principes moraux universels applicables à toutes les cultures. En effet, des chercheurs ont critiqué la théorie de Kohlberg pour ses biais culturels.

Différences culturelles dans le raisonnement moral

Des études montrent que les individus de différentes cultures raisonnent différemment face à des dilemmes moraux. Miller et Bersoff (1992) ont comparé les réponses d’Indiens et d’Américains à une tâche de jugement moral. Les participants indiens, enfants et adultes, considéraient comme une transgression morale le fait de ne pas aider quelqu’un, plus que les Américains, peu importe la gravité de la situation ou le lien avec la personne en besoin. Ces différences reflètent des valeurs d’affiliation et de justice, suggérant que les Indiens apprennent un sens élargi de responsabilité sociale, incluant l’aide à autrui.

Ces observations soulignent que les méthodes de Kohlberg, notamment l’évaluation des stades moraux basée sur des raisonnements verbaux, pourraient ne pas reconnaître des formes supérieures de moralité telles que définies par d’autres cultures. Si chaque culture conçoit ces niveaux avancés de moralité selon des dimensions différentes, cela impliquerait des divergences profondes dans les jugements moraux et éthiques. Ces divergences pourraient également être à l’origine de conflits interculturels majeurs.

Une approche tripartite du raisonnement moral

Depuis Kohlberg, d’autres chercheurs ont proposé des modèles élargis pour décrire le développement moral dans une gamme plus large de cultures. Jensen (2008, 2011) a élaboré une approche intégrant plusieurs théories, arguant que certains concepts essentiels de la moralité manquent dans la théorie de Kohlberg. Ces concepts incluent la religion, la spiritualité, et une emphase sur la communauté et l’interdépendance. Ils sont centraux dans les systèmes de croyances morales de la majorité des cultures du monde.

Basée sur les travaux de Jensen (1991) et de Shweder (1990 ; Shweder et al., 1997), cette approche identifie trois « éthiques » de la moralité :

  1. L’éthique de l’autonomie : elle met l’accent sur les droits individuels et la justice, correspondant au type de raisonnement moral souligné par Kohlberg. Ici, les choix individuels et les libertés sont primordiaux tant qu’ils ne nuisent pas aux autres. L’égalité et le respect pour tous sont centraux.

  2. L’éthique de la communauté : elle valorise les relations interpersonnelles et la communauté. Ce qui est moral n’est pas forcément ce qui est bon pour l’individu, mais ce qui profite à des groupes sociaux importants, comme la famille, la communauté ou la nation. Par exemple, en Chine, le concept de xiao (piété filiale) façonne la perception morale, impliquant le respect et l’obéissance envers les parents. Dans les dilemmes de Kohlberg, les Chinois mettent souvent l’accent sur cette notion de piété filiale, préférant l’éthique de la communauté à celle de l’autonomie.

  3. L’éthique de la divinité : elle met en avant les croyances religieuses et la spiritualité comme fondement du raisonnement moral. Par exemple, en Algérie, les réponses aux dilemmes moraux sont influencées par la croyance en Dieu comme créateur et autorité suprême (Bouhmama, 1984). De même, certains Baptistes aux États-Unis jugent le divorce moralement répréhensible en raison de leurs croyances sur les relations entre Dieu, l’Église et les humains (Jensen, 1997).

Bien que ces trois éthiques diffèrent dans leur manière de comprendre ce qui est juste ou injuste, aucune n’est considérée comme moralement plus avancée qu’une autre. Jensen (2008, 2011) fournit des preuves que ces trois éthiques se manifestent dans des cultures variées à travers le monde. Cette approche élargit les conceptions occidentales de la moralité pour inclure d’autres visions, tout aussi valides, de ce qui est moral.

Vérification de la Compréhension

  1. Décrivez les trois grandes étapes du développement moral selon Kohlberg.
  2. Quels sont les trois types d'éthiques décrits par Jensen ?
  3. En quoi la vision de Killen sur le développement moral est-elle similaire et différente de celles de Kohlberg et Jensen ?

Universalisme et Spécificité Culturelle dans le Développement

Deux questions fondamentales se posent en développement humain : les trajectoires de développement sont-elles universelles ou spécifiques à une culture, et comment ce développement se produit-il ? Les recherches montrent que certains aspects du développement sont universels. Dans toutes les cultures, les enfants développent des styles tempéramentaux distincts, forment des relations d’attachement avec leurs soignants et communautés, modifient leur manière de penser en grandissant, et conçoivent la moralité de manière de plus en plus orientée vers les obligations envers autrui et la communauté.

Cependant, de nombreuses variations culturelles existent. Ces différences ont parfois conduit les chercheurs à reconsidérer ce qui est universel par rapport à ce qui est lié à une culture. En adoptant une perspective de contextualisme développemental, les études transculturelles sur le tempérament et l’attachement montrent que les dispositions innées des enfants interagissent avec plusieurs niveaux de leur environnement : des relations avec leurs soignants aux attentes des systèmes socioculturels. Cette interaction influence leur développement et leur adaptation.

L’Influence de la Culture sur le Développement Psychologique

Les recherches présentées dans ce chapitre mettent en évidence l’influence de la culture sur divers processus psychologiques de développement. Toutefois, il reste beaucoup à explorer, notamment concernant les étapes de la vie autres que l’enfance. Si les travaux transculturels se concentrent principalement sur les nourrissons et les jeunes enfants, la psychologie reconnaît l’importance des processus de développement tout au long de la vie : adolescence, âge adulte, et vieillesse.

Ces différences dans le développement soulignent la manière dont chacun développe un sens de la culture. Tous naissent dans une culture spécifique, avec des caractéristiques uniques. En retour, chaque culture exerce une influence particulière qui, combinée aux individus, façonne des tendances spécifiques. Lorsqu’on fait partie d’une culture, il est difficile d’en comprendre les mécanismes. Ce n’est qu’en étudiant d’autres cultures que l’on peut pleinement saisir ce qui constitue notre propre culture.

Questions de Réflexion et Exploration

Pourquoi cela est-il important ?

  1. Dans votre culture, la timidité est-elle perçue positivement ou négativement ? Pourquoi ? Si vous étiez un enfant timide, comment cette perception culturelle a-t-elle influencé vos expériences ?
  2. Porteriez-vous un pyjama à l’école ? Tricheriez-vous à un examen final ? Voleriez-vous l’ordinateur d’un camarade ? Pensez-vous que ces réponses changeraient si vous aviez grandi dans une autre culture ? Comment avez-vous développé vos croyances sur ce qui est moralement juste ou non par rapport à ce qui relève de la convention sociale ?
  3. En réfléchissant à l’approche des trois éthiques (autonomie, communauté, divinité), laquelle adoptez-vous ? Cela dépend-il de la question morale en jeu ?

Suggestions pour aller plus loin :

  1. Piaget décrit deux façons d’apprendre : l’assimilation et l’accommodation. Donnez un exemple de chaque processus. Par exemple, pour une nouvelle information que vous avez apprise récemment, avez-vous utilisé l’assimilation ou l’accommodation pour l’intégrer ? Ou les deux ?
  2. Présentez le dilemme de Heinz à plusieurs personnes. Comment ont-elles répondu ? Pouvez-vous identifier dans leurs réponses les trois grands stades de Kohlberg (préconventionnel, conventionnel, postconventionnel) ?
  3. La Situation Étrange, méthode largement utilisée pour mesurer l’attachement, a été critiquée comme étant trop artificielle. Pensez à d’autres moyens d’observer les comportements d’attachement de manière plus naturelle, par exemple dans des contextes familiaux ou scolaires.

En résumé, les recherches sur le développement montrent combien il est complexe de mesurer des phénomènes comme l’attachement ou la moralité. Ces études révèlent aussi la richesse des variations culturelles et la manière dont elles façonnent nos valeurs et comportements.

Last modified: Wednesday, 20 November 2024, 4:02 PM